BOURDIEU Pierre – La domination masculine.

L’ETERNISATION DE L’ARBITRAIRE 

(comme la société kabyle, telle que j’ai pu l’observer au début des années soixante) (p,8).

Rappeler que ce qui, dans l’histoire, apparaît comme éternel n’est que le produit d’un travail d’éternisation. (p,8)

C’est contre ces forces historiques de déshistoricisation que doit s’orienter en priorité une entreprise de mobilisation visant à remettre en marche l’histoire en neutralisant les mécanismes de neutralisation de l’histoire. Cette mobilisation proprement politique qui ouvrirait aux femmes la possibilité d’une action collective de résistance, orientée vers des réformes juridiques et politiques, s’oppose aussi bien à la résignation qu’encouragent toutes les visions essentialistes (biologistes et psychanalytiques) de la différence entre les sexes qu’à la résistance réduite à des actes individuels ou à ces « happenings » discursifs toujours recommencés que préconisent certaines théoriciennes féministes : ces ruptures héroïques de la routine quotidienne, comme le « parodic performances » chères à Judith Butler, demandent sans doute trop pour un résultat trop mince et trop incertain. (p8 & 9).

Appeler les femmes à s’engager dans une action politique en rupture avec la tentation de la révolte introvertie des petits groupes de solidarité et de soutien mutuel, si nécessaires soient-ils dans les vicissitudes des luttes quotidienne, à la maison, à l’usine ou au bureau, ce n’est pas, comme on pourrait le croire, et le craindre, les inviter à se rallier sans combat aux formes et aux normes ordinaires du combat politique, au risque de se trouver annexées ou noyées dans les mouvements étrangers à leurs préoccupation et leurs intérêts propres.
C’est souhaiter qu’elles sachent travailler à inventer et à imposer, au sein même du mouvement social, et en s’appuyant sur les organisations nées de la révolte contre la discrimination symbolique, dont elles sont, avec les homosexuel(les), une des cibles privilégiées, des formes d’organisation et d’action collectives et des armes efficaces, symboliques notamment, capables d’ébranler les institutions qui contribuent à éterniser leur subordination. (p,9).

PREAMBULE

Je n’ai jamais cessé en effet de m’étonner devant ce que l’on pourrait appeler le paradoxe de la doxa : le fait que l’ordre du monde tel qu’il est, avec ses sens uniques et ses sens interdits, au sens propre ou au sens figuré, ses obligations et ses sanctions, soit grosso modo respecté, qu’il n’y ait pas davantage de transgressions ou de subversions, de délits et de « folies » (il suffit de penser à l’extraordinaire accord de milliers de dispositions – ou de volontés – que supposent cinq minutes de circulation automobile sur la place de la Bastille ou de la Concorde) ;
(…) il s’agit avant tout de restituer à la doxa son caractère paradoxal en même temps que de démontrer les processus qui sont responsables de la transformation de l’histoire en nature, de l’arbitraire culturel en naturel.
(,,,) Ce n’est pas par hasard que, lorsqu’elle veut mettre en suspens ce qu’elle appelle magnifiquement « le pouvoir hypnotique de la domination », Virginia Woolf s’arme d’une analogie *ethnographique, rattachant génétiquement la ségrégation des femmes aux rituels d’un société archaïque : (,,,). (p;12).

* Ethnographique : Méthodes en sciences sociales dont l’objet est l’étude descriptive et analytique, sur le terrain, des mœurs et des coutumes de populations déterminées. Le mot, composé du préfixe « ethno » (dérivé du grec έθνος, proprement « toute classe d’êtres d’origine ou de condition commune ») et du suffixe « graphie » (emprunté au grec γράφειν « écrire »), signifie littéralement « description des peuples ». (p,13).
(…) pour briser la relation de familiarité trompeuse qui nous unit à notre propre tradition. Les apparences biologiques et les effets bien réels qu’a produits, dans les corps et dans les cerveaux, un long travail collectif de socialisation du biologique et de biologisation du social se conjuguent pour renverser la relation entre les causes et les effets et fait apparaître une construction sociale naturalisée (les « genres en tant qu’habitus sexués) comme le fondement en nature de la division arbitraire qui est au principe et de la réalité et de la représentation de la réalité qui s’impose parfois à la recherche elle -mêmes » 3, (p,14).

3, Ainsi il n’est pas rare que les psychologues reprennent à leur compte la vision commune des sexes comme ensembles radicalement séparés, sans intersections, et ignorent le degré de recouvrement en les distributions des performances masculines et féminines et les différences (de grandeur) entre les différences constatées dans les différences constatés dans les différents domaines (depuis l’anatomie sexuelle jusqu’à l’intelligence).
Ou, chose plus grave, ils se laissent maintes fois guider, dans la construction et la description de leur objet, par les principes de vision et de division inscrits dans le langage ordinaire, soit qu’ils s’efforcent de mesurer des différences évoquées dans le langage – comme le fait que les hommes seraient plus « agressifs » et les femmes plus « craintives » -, soit qu’ils emploient des termes ordinaires, donc gros de jugements de valeur, pour décrire ces différences.

CHAPITRE I

UNE IMAGE GROSSIE

Étant inclus, homme ou femme, dans l’objet que nous nous efforçons d’appréhender (de comprendre), nous avons incorporé, sous le forme de schèmes inconscients de perception et d’appréciation, les structures historiques de l’ordre masculin ; nous risquons donc de recourir, pour penser la domination masculine, à des modes de pensée qui sont eux-mêmes le produit de la domination. (,,,) ou, pour parles comme Durkheim, « les formes de classification » avec lesquelles nous construisons le monde (mais qui, étant issues de ce monde, sont pour l’essentiel en accord avec lui, si bien qu’elles restent inaperçues), en une sorte d’expérience de laboratoire : (…). 1,

1, Je n’aurais sans doute pas pu ressaisir dans la Promenade au phare de Virginia Woolf l’analyse du regard masculin qu’elle recèle si je ne l’avais pas relue avec un œil informé de la vision kabyle.

Schème : Le schème est une structure ou organisation des actions telles qu’elles se transforment ou se généralisent lors de la répétition de cette action en des circonstances semblables ou analogues.

Le choix du cas particulier de la Kabylie se justifie si l’on sait, d’une part, que la tradition culturelle qui s’y est maintenue constitue un réalisation paradigmatique de la tradition méditerranéenne (on peut s’en convaincre en consultant des recherches ethnologiques consacrées au problème de ‘l’honneur et de la honte d=en différentes sociétés méditerranéennes, Grèce, Italie, Espagne, Égypte, Turquie, Kabylie, etc. 2.) ; et que, d’autres part, toute l’aire culturelle européenne participe indiscutablement de cette tradition comme l’atteste la comparaison des rituels observés en Kabylie avec ceux qui avaient été recueillis par Arnold Van Gennep dans la France du début du XXe siècle. (p,18),

(,,,) rien ne peut remplacer l’étude directe d’un système encore en état de fonctionnement et resté relativement à l’abri des réinterprétations demi-savantes (du fait de l’absence de tradition écrite). (p,18),

 

(…), l’analyse d’un corpus comme celui de la Grèce, dont la production s’étend sur plusieurs siècles, risque de synchroniser artificiellement des états successifs, et différents, du système et surtout de conférer le même statut épistémologique* à des textes qui ont soumis le vieux fonds mythico-rituel à différentes réélaborations plus ou moins profondes. (…) (et que dire, lorsque, comme Michel Foucoult, dans le deuxième volume de son Histoire de la sexualité, on choisit de faire commencer à Platon l’enquête sur la sexualité et le sujet, ignorant des auteurs comme Homère, Hésiode, Eschyle, Sophocle, Hérodote ou Aristophane, sans parler des philosophes présocratiques, chez qui le vieux socle méditerranéen affleure plus clairement ?) (p,19),

*Epistémologique : Partie de la philosophie qui a pour objet l’étude critique des postulats, conclusions et méthodes d’une science particulière, considérée du point de vue de son évolution, afin d’en déterminer l’origine logique, la valeur et la portée scientifique et philosophique (cf. philosophie* des sciences, empirisme* logique).

La construction sociale des corps

(…) – le mouvement vers le haut étant par exemple associé au masculin, avec l’érection, ou la position supérieure dans l’acte sexuel.
Arbitraire à l’état isolé, la division des choses et des activités (sexuelles ou autres) selon l’opposition entre le masculin et le féminin reçoit sa nécessité objective et subjective de son insertion dans un système d’oppositions homologues, haut/bas, dessus/dessous, devant/derrière, droite/gauche, doit/courbe (et fourbe), sec/humides, dur/mou, épicé/fade, clair/obscur, dehors (public)/dedans (privé), etc., qui, pour certaines, correspondent à des mouvements du corps (haut/bas // monter/descendre, dehors/dedans //sortir/entrer). (p,20),
(…) Ces schèmes de pensée d’application universelle enregistrent comme des différences de nature, inscrites dans l’objectivité, des écarts et des traits distinctifs (en matière corporelle par exemple) qu’ils contribuent à faire exister en même temps qu’ils les « naturalisent » en les inscrivant dans un système de différences, toutes également naturelles en apparence ; de sorte que les anticipations qu’ils engendrent sont sans cesse confirmées par le cours du monde, par tous les cycles biologiques et cosmiques notamment. (…) Le système mythico-rituel joue ici un rôle qui est l’équivalent de celui qui incombe au champ juridique dans les société différenciées : dans la mesure où les principes de vision et de division qu’il propose sont objectivement ajustés aux divisions préexistantes, il consacre l’ordre établi, en le portant à l’existence connue et reconnue, officielle. (…) (dans la maison par exemple, dont toutes les parties sont « sexuée »), (…) symboliques de légitimation (ou de sociodicée*) (…), (« discours », etc.). (p,21 & 22),

*Sociodicée : Explication et justification théorique de l’organisation de la société telle qu’elle est. Max Weber disait que les dominants ont toujours besoin d’une « théodicée de leur privilège », ou, mieux, d’une sociodicée, c’est-à-dire d’une justification théorique du fait qu’ils sont privilégiés. — (Pierre Bourdieu, Contre-feux, page 48-49, 1998, Éditions Raisons d’agir)

*quiddité : (Rare) (Philosophie scolastique) Ce qu’une chose est en elle-même. « On sait que l’existence est un accident survenu à ce qui existe ; c’est pourquoi elle est quelque chose d’accessoire à la quiddité de ce qui existe. Ceci est une chose évidente et nécessaire dans tout ce dont l’existence a une cause ; car son existence est une chose ajoutée à sa quiddité.  » — (Moïse Maïmonide dit le Rambam, Le Guide des égarés, Ière Partie, 57. Sur les attributs),

La force de l’ordre masculin se voit au fait qu’il se passe de justification 6 : la vision androcentrique* s’impose comme neutre et n’a pas besoin de s’énoncer dans des discours visant à la légitimer 7. L’ordre social fonctionne comme une immense machine symbolique tendant à ratifier la domination masculine sur la quelle il est fondé : c’est la division sexuelle du travail, distribution très stricte des activités imparties à chacun des deux sexes, de leur lieu, leur moment, leurs instruments ; c’est la structure de l’espace, avec l’opposition entre le lieu d’assemblée ou le marché, réservés aux hommes, et la maison, réservée aux femmes, ou à l’intérieur de celle-ci, entre la partie masculine, avec le foyer, et la partie féminine, avec l’étable, l’eau et les végétaux ; c’est la structure du temps, journée, année agraire, ou cycle de vie, avec les moments de rupture, masculins, et les longues périodes de gestations féminines 8. (p22 &23),

*androcentrique : L’androcentrisme (du grec andro-, homme, mâle) est un mode de pensée, conscient ou non, consistant à envisager le monde uniquement ou en majeure partie du point de vue des êtres humains de sexe masculin. L’adjectif dérivé correspondant est androcentrique.
Le mode de pensée opposé, c’est-à-dire se plaçant du point de vue des êtres humains de sexe féminin est le gynocentrisme.

 

6. On a souvent observé que tant dans la perception sociale que dans la langue, le genre masculin apparaît comme non marqué, neutre, en quelque sorte, par opposition au féminin qui est explicitement caractérisé. Dominique Merllié a pu le vérifier dans le cas de la reconnaissance du « sexe » de l’écriture, les traits féminins étant seuls perçus comme présents ou absents.
7. Il est remarquable par exemple que l’on ne rencontre pratiquement pas de mythes justificateurs de la hiérarchie sexuelle (sauf peut-être le mythe de la naissance de l’orge et le mythe visant à rationaliser la position « normale » de l’homme et de la femme dans l’acte sexuel.
8. Il faudrait pouvoir rappeler ici toute l’analyse du système mythico-rituel (par exemple de l’espace intérieur de la maison ; sur l’organisation de la journée ; sur l’organisation de l’année agraire.

La virilité, dans son aspect éthique même, c’est-à-dire en tant que quiddité* du vir, virtus, point d’honneur (nif), principe de la conservation et de l’augmentation de l’honneur, reste indissociable, au moins tacitement, de la virilité physique, à travers notamment les attestations de puissance sexuelle – défloration de la fiancée, abondante progéniture masculine, etc. qui sont attendues de l’homme vraiment homme. On comprend que le phallus, toujours présent métaphoriquement mais très rarement nommé et nommable, concentre tous les fantasmes collectifs de la puissance fécondante 9.

9. La tradition européenne associe le courage physique ou moral à la virilité (« en avoir… », etc.) et, comme la tradition berbère, établit explicitement un lien ente le volume du nez (nif), symbole du point , d’honneur, et la taille supposée du phallus.

(…) emplir, prospérer, etc. -, évoque la plénitude, ce qui est plein de vie et ce qui emplit de vie, le schème du remplissement ( plein/vide, fécond/stérile etc.) se combinant régulièrement avec le schème du gonflement dans la génération des rites de fertilité. (…) à transmuer l’arbitraire du nomos social en nécessité de la nature (phusis). (p,27)

(…) C’est ainsi que les femmes peuvent s’appuyer sur les schèmes de perception dominants (haut/bas, dur/mou, droit/courbe, sec/humide, etc.) qui les conduisent ç se faire une représentation très négative de leur propre sexe. (p,28),

(,,,) construction opérée au prix d’une série de choix orientés ou, mieux, au travers de l’accentuation de certaines similitudes. La représentation du vagin comme phallus inversé, que Marie-Christine Pouchelle découvre dans les écrits d’un chirurgien du Moyen Age, obéit aux mêmes oppositions fondamentales entre le positif et le négatif, l’endroit et l’envers, qui s’imposent dès que le principe masculin est posé en mesure de toute chose. (,,,) jusqu’à al Renaissance, on ne dispose pas de terme anatomique pour décrire en détail le sexe de la femme que l’on se représente comme composé de s m^mes organes que celui de l’homme, mais organisés autrement. Et aussi que, comme le montre Yvonne Knibiehler, les anatomistes du début du XIXe siècle (Virey notamment), prolongeant le discours des moralistes, tentent de trouver dans le corps de la femme la justification du statut social qu’ils lui assignent au nom des oppositions traditionnelles entre l’intérieur et l’extérieur, la sensibilité et la raison, la passivité et l’activité. Et il suffirait de suivre l’histoire de la « découverte » du clitoris telle que la rapporte Thomas Laqueur. (p,29 & 30),

(…) jusque dans les États-Unis d’aujourd’hui, dans les situations où un médecin mâle doit pratiquer un examen vaginal. Comme s’il s’agissait de neutraliser symboliquement et pratiquement les connotations potentiellement sexuelles de l’examen gynécologique, le médecin se soumet à un véritable rituel tendant à maintenir la barrière, symbolisée par la ceinture, entre la personne publique et le vagin, jamais perçus simultanément : dans un premier temps, il s’adresse à une personne, en tête à tête : puis, une fois que la personne à examiner s’est déshabillé, en présence d’un infirmière, il l’examine, étendue et recouverte d’un drap pour la partie supérieure de son corps, observant un vagin en quelque sorte dissocié de la personne et ainsi réduit à l’état de chose, en présence de l’infirmière, à laquelle il destine ses remarques, parlant de la patiente à la troisième personne ; enfin, dans un troisième temps, il s ‘adresse à nouveau à la femme qui s’est rhabillé en son absence. C’est évidemment parce que le vagin continue à être constitué en fétiche et traité comme sacré, secret et tabou, que le commerce du sexe reste stigmatisé tant dans la conscience commune que dans la lettre du droit qui exclue que le femmes puissent choisir de s’abonner à la prostitution comme à un travail. En faisant intervenir l’argent, certain érotisme masculin associe la recherche de la jouissance à l’exercice brutal du pouvoir sur les corps réduits à l’état d’objets et au sacrilège consistant à transgresser la loi selon laquelle le corps (comme le sang) ne peut être que donné, dans un acte d’offrande purement gratuit, supposant la mise ne suspens de la violence 24 . (p, 31 & 32).

24, « L’argent fait partie intégrante du mode représentatif de la perversion. Parce que le fantasme pervers est en soi inintelligible et inéchangeable, le numéraire par son caractère abstrait constitue son équivalent universellement intelligible ».




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